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Il s’est produit là un phénomène parallèle à celui que nous avons signalé à l’égard de la philosophie ; la dissolution doctrinale, la disparition des éléments intellectuels de la religion, entraînait cette conséquence inévitable : partant du « rationalisme », on devait tomber au « sentimentalisme », et c’est dans les pays anglo-saxons qu’on en pourrait trouver les exemples les plus frappants. Ce dont il s’agit alors, ce n’est plus de religion, même amoindrie et déformée, c’est tout simplement de « religiosité », c’est-à-dire de vagues aspirations sentimentales qui ne se justifient par aucune connaissance réelle ; et à ce dernier stade correspondent des théories comme celle de l’« expérience religieuse » de William James, qui va jusqu’à voir dans le « subconscient » le moyen pour l’homme d’entrer en communication avec le divin. Ici, les derniers produits de la déchéance religieuse fusionnent avec ceux de la déchéance philosophique : l’« expérience religieuse » s’incorpore au « pragmatisme », au nom duquel on préconise l’idée d’un Dieu limité comme plus « avantageuse » que celle du Dieu infini, parce qu’on peut éprouver pour lui des sentiments comparables à ceux qu’on éprouve à l’égard d’un homme supérieur ; et, en même temps, par l’appel au « subconscient », on en arrive à rejoindre le spiritisme et toutes les « pseudo-religions » caractéristiques de notre époque, que nous avons étudiées dans d’autres ouvrages. D’un autre côté, la morale protestante, éliminant de plus en plus toute base doctrinale, finit par dégénérer en ce qu’on appelle la « morale laïque », qui compte parmi ses partisans les représentants de toutes les variétés du « Protestantisme libéral », aussi bien que les adversaires déclarés de toute idée religieuse ; au fond, chez les uns et les autres, ce sont les mêmes tendances qui prédominent, et la seule différence est que tous ne vont pas aussi loin dans le développement logique de tout ce qui s’y trouve impliqué. En effet, la religion étant proprement une forme de la tradition, l’esprit antitraditionnel ne peut être qu’antireligieux ; il commence par dénaturer la religion, et, quand il le peut, il finit par la supprimer entièrement. Le Protestantisme est illogique en ce que, tout en s’efforçant d’« humaniser » la religion, il laisse encore subsister malgré tout, au moins en théorie, un élément supra-humain, qui est la révélation ; il n’ose pas pousser la négation jusqu’au bout, mais, en livrant cette révélation à toutes les discussions qui sont la conséquence d’interprétations purement humaines, il la réduit en fait à n’être bientôt plus rien ; et, quand on voit des gens qui, tout en persistant à se dire « chrétiens », n’admettent même plus la divinité du Christ, il est permis de penser que ceux-là, sans s’en douter peut-être, sont beaucoup plus près de la négation complète que du véritable Christianisme.
<René Guénon, La crise du monde moderne, Chapitre V - L’individualisme