>Cette idée fut renforcée en moi par la forme infiniment plus convenable, à mon avis, sous laquelle la véritable grande presse répondait à ces attaques, ou bien, ce qui me paraissait encore plus méritoire, se contentait de les tuer par le silence, n'en faisant pas la moindre mention. Je lus assidûment ce qu'on appelait la presse mondiale (la Neue Freie Presse, le Wiener Tagblatt, etc.) ; je fus stupéfait de voir avec quelle abondance elle renseignait ses lecteurs et avec quelle impartialité elle traitait toutes les questions. J'appréciais son ton distingué ; seul, son style redondant ne me satisfaisait pas toujours ou même m'affectait désagréablement. Mais enfin ce travers pouvait être l'effet de la vie trépidante qui animait toute cette grande ville cosmopolite.
Comme je tenais alors Vienne pour une cité de ce genre, je pensais que l'explication que je me donnais à moi-même pouvait servir d'excuse.
>Mais ce qui me choquait fréquemment, c'était la façon indécente dont cette presse faisait sa cour su gouvernement. Il ne se passait pas à la Hofburg le moindre événement qui ne fût rapporté aux lecteurs dans des termes manifestant soit un enthousiasme délirant, soit l'affliction et la consternation. C'était un chiqué qui, surtout lorsqu'il était question du « plus sage monarque de tous les temps, rappelait presque la danse qu'exécute le coq de bruyère au temps du rut pour séduire sa femelle.
>ll me parut que tout cela n'était que parade.
Cette constatation jeta quelques ombres sur l'idée que je me faisais de la démocratie libérale.
Rechercher la faveur de la cour, et sous une forme aussi indécente, c'était faire trop bon marché de la dignité de la nation.
Ce fut le premier nuage qui obscurcit mes relations morales avec la grande presse viennoise.
>Il me fallut reconnaître qu'un des journaux antisémites, le Deutsches Volksblatt, avait beaucoup plus de tenue dans de pareilles occasions.
Ce qui, de plus, me donnait sur les nerfs, c'était le culte répugnant que la grande presse avait alors pour la France. On avait honte d'être allemand quand on lisait les hymnes douçâtres qu'elle entonnait à lalouange de la « grande nation civilisée ». Cette misérable gallomanie me fit plus d'une fois lâcher quelqu'un de ces « journaux mondiaux ». Je me rejetais souvent sur le Volksblatt qui était d'un format beaucoup plus petit, mais qui traitait bien plus congrûment de pareils sujets. Je n'approuvais pas son antisémitisme agressif, mais j'y trouvais parfois des arguments qui me donnaient à réfléchir.